La scène est célèbre. Elle se situe à l’acte III desFemmes savantes,le brûlot écrit par Molière en 1672 (et en alexandrins) contre l’instruction des dames et demoiselles. Un homme «vêtu de noir et parlant d’un ton doux» se voit admis au gynécée (tiens, un mot grec!).

Trissotin:«Il a des vieux auteurs la pleine intelligence/Et sait du grec, Madame, autant qu’homme en France. »
Philaminte:«Du grec, ô Ciel, du grec! Il sait du grec, ma sœur!»
Bélise:«Ah, ma nièce, du grec!»
Armande:«Du grec! Quelle douceur!»
Philaminte:«Quoi, Monsieur sait du grec! Ah permettez de grâce/Que pour l’amour du grec, Monsieur, on vous embrasse. »

Nous sommes à Paris, sous Louis XIV. Mais comment le grec s’enseignait-il à Genève depuis alors plus d’un siècle? C’est la question à laquelle répond, sans pédanterie,Alpha, bêta, gamma, la nouvelle exposition de l’espace Ami-Arlaud, situé au rez-de-chaussée de la Bibliothèque de Genève (BGE). Une manifestation montée à l’occasion du Congrès de papyrologie (encore un mot grec!) prévu dans notre ville en août sous la houlette du professeur Paul Schubert. Bien des textes helléniques ont été copiés en Egypte, dans l’Antiquité, sur un support qui a traversé le temps.

Trois piliers genevois

«On ne sait rien sur les débuts du grec à Genève», explique Barbara Roth. La commissaire rappelle que, pour l’Occident, l’événement déterminant a été, en 1453, la chute de Constantinople devant les Turcs. Même réduite à 50 000 habitants, alors qu’elle avait dû frôler à son apogée le million, la cité abritait de nombreux savants. «Ils sont partis en exil pour l’Italie. » Une partie du troupeau est ensuite remontée vers le nord. «Il se peut que certains aient traversé Genève, mais nous n’en savons rien. »

«Trois piliers sont ensuite à l’origine de l’implantation du grec chez nous», poursuit la conservatrice des manuscrits et archives privées de la BGE. La première, c’est bien sûr la Réforme. Elle se tournait vers les sources écrites. Or, leNouveau Testamenta été rédigé en grec. «Le refuge huguenot a ensuite joué son rôle. » Convertis, les imprimeurs du roi de France maniant les caractères grecs ont trouvé asile à Genève. «C’est le cas des Estienne, venus avec leur matériel. » Le troisième motif se révèle postérieur. Nous y reviendrons donc plus tard. «C’est l’essor de la papyrologie au XIXe siècle. Elle trouvait à Genève un terreau favorable. »

Editions critiques

Retour aux imprimeurs du XVIe siècle. «On leur doit des éditions admirables sur le plan graphique et innovatrices sur le plan critique. » Comment est-ce possible? Très simple. Il pouvait arriver – il arrivait même souvent – qu’un texte antique ait survécu par une seule copie médiévale. Il fallait alors faire avec. D’autres existaient dans de multiples versions, plus ou moins fautives. Quels fragments retenir? C’est le travail auquel se sont livrés les Estienne et leurs disciples. Il fallait rechercher les manuscrits les plus anciens. Genève possédait ainsi ce qui passait pour la plus vieille copie deL’Illiade. Si le livre figure toujours à la BGE, on a trouvé antérieur depuis…

«Il n’y a pas eu de meilleures impressions de textes déjà sortis des presses italiennes ou françaises depuis le XVe siècle», reprend Barbara Roth. Il est ainsi sorti à Genève plusieurs éditions princeps (désolé, le mot est cette fois latin!). «Vous pouvez ainsi voir ici l’Agamemnond’Eschyle. Cette tragédie demeurait inaccessible auparavant. »

Grec enseigné en latin

Cette industrie locale, car le livre forme une industrie à Genève au XVIe siècle, se double bien sûr d’un enseignement développé. Impossible de devenir théologien sans une bonne connaissance du grec. Allait-elle jusqu’à l’expression orale? «Je ne le crois pas. Les gens parlaient latin, écrivaient en latin et publiaient leurs ouvrages scientifiques en latin jusqu’au XVIIIe siècle. Mais il n’en allait pas de même du grec. » Comprenez par là qu’on lisait, qu’on commentait, mais qu’on ne créait plus dans cette langue déjà morte.

Les cours débutaient jeune. Ils se dispensaient en latin. Eh oui! Il y avait les premiers exercices. «Nous avons encore des cahiers. Mais un exemplaire comme celui de cet écolier genevois du XVIIe siècle est devenu rarissime. Les gens, devenus adultes, ne conservaient pas ces balbutiements. » Il avait fallu créer des manuels. Théodore de Bèze lui-même en avait conçu deux: unAlphabetet uneGrammaire. «Il faut noter que les exemples donnés aux élèves de l’Académie à partir de 1559 ne sont pas tous tirés de la Bible. Il y a de l’histoire. Des fragments théâtraux. Le tout présenté par degrés progressifs de difficulté. Une culture classique se met en place. »

Ruée sur les papyrus

L’enseignement du grec peut ainsi traverser les générations. Avec une grosse différence cependant! Il se fera en français. En 1767, un réfugié venu de Nîmes, la ville crypto-protestante du Midi, sort sesPrincipes raisonnés de la langue grecque. Merci Isaac Prestreau! Il était temps! «Depuis la fin du XVIIe siècle, la branche déclinait à Genève. » La Bibliothèque de Genève accomplissait pourtant des efforts. «Les plus belles éditions étrangères, parfois illustrées, se voyaient achetées à Paris comme à Vienne. »

Les choses peuvent ainsi reprendre leur cours, avec des élèves tantôt faibles, tantôt surdoués. Une vitrine d’Alpha, bêta, gammase voit ainsi consacrée au futur linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913). Eh bien, vers 15 ans, ce jeune homme s’offrait déjà le luxe de traduire les vers grecs en vers français «avec des mots de patois»…

C’est cependant d’Egypte que va venir, au XIXe siècle, le renouveau, du moins pour les savants. D’innombrables papyrus sortent du sol égyptien, révélant des textes inconnus. Les universités européennes se ruent dessus. L’Egypte anglicisée n’a encore développé aucun sentiment patrimonial. Genève semble armée pour se tailler sa place, que consolidera bien plus tard la Fondation Bodmer. «L’égyptologue Edouard Naville et l’helléniste Jules Nicole vont acquérir sur place quantité de rouleaux qu’ils ramèneront avec toutes les autorisations voulues. »

Coup de chance! Il y a notamment là une comédie (incomplète) de Ménandre,Le laboureur. «C’était aussi, pour les spécialistes, la découverte d’un grec quotidien. Une langue qui véhicule non plus la littérature mais le cours de la justice ou les comptes commerciaux. »

Notez qu’il y a dans cette masse (moins prestigieuse sans doute que celle de la Bodmeriana) de quoi faire pour l’avenir. L’exposition se conclut avec une caisse métallique. Elle est pleine de petits morceaux. Il s’agit là de «fragments divers»…

 

«Alpha, bêta, gamma, l’étude du grec à Genève», Espace Ami-Lullin, Bibliothèque de Genève, Bastions, jusqu’au 18 septembre. Tél. 022 418 28 00, site. Ouvert du mardi au vendredi de 14 h à 18 h, le samedi de 10 h à 12 h. Pas de catalogue.

Par: Tribune de Genève, Juillet 2 2010{jcomments on}

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